Jugement de Brémond sur le chapelet secret

Publié le par pourlan

Notes d’Henri Brémond sur le chapelet secret de la mère Agnès

 

In :

Henri BREMOND

Histoire littéraire du sentiment religieux , t. 4

Paris, 1915

pp. 202 - 211

 

 

Cette même empreinte oratorienne, d'un relief si accusé, on la reconnaît sans peine, ou si j'ose dire, elle saute aux yeux, dans un petit écrit de quelques pages, rédigé par la Mère Agnès en 1627 et qui devait rester à jamais fameux. C'est le Chapelet secret du Saint-Sacrement.

 

Saint-Cyran étant devenu le directeur de Port-Royal (1635), raconte le P. Rapin, la soumission que lui témoigna la Mère Angélique, « acheva tellement de le gâter par la bonne opinion qu'elle lui donna de ses visions, qu'il commença à les débiter sans se ménager et sans se contraindre; mais rien ne fut comparable à celles qui lui passèrent alors par la tête sur le Saint-Sacrement de l'autel, et pour la nouveauté du dessein et pour l'extravagance des pensées. Il fit le projet d'un ouvrage, qui était une espèce de censure de la bonté de Dieu en ce sacrement qu'il s'efforçait de faire passer pour terrible, quoique ce soit la marque la plus éclatante de son amour envers les hommes... Le but de l'abbé de Saint-Cyran était d'éloigner les hommes de la fréquentation de ce sacrement, par les idées redoutables qu'il en donnait ».

 

Autant de mots, autant d'erreurs. Avec une étourderie sans égale, le P. Rapin se fait ici, pour ne rien dire do plus, le complice d'une mystification véritable qu'il n'aurait certainement pas imaginée, mais qu'il appuie de sa grande autorité de jésuite et d’honnête homme. A la Mère Agnès de répondre :

 

Je soussignée, Catherine Agnès de Saint-Paul... reconnais et certifie qu'aucune que moi n'a composé l'écrit intitulé : le chapelet secret du Saint-Sacrement; que je l'ai fait plus de quatre ans avant que je connusse feu M. l'abbé de Saint-Cyran, sinon de réputation, et pour l'avoir vu une seule fois à noire monastère des Champs... et que je n'ai eu autre dessein en écrivant ce chapelet , que de m'exprimer plus facilement que je ne pouvais faire de vive voix, au révérend P. de Condren, supérieur général de l'oratoire, auquel je désirai de communiquer ces pensées et qui m'ordonna de les écrire. C'est ce que je fis avec grande simplicité, et les envoyai aussitôt à Mgr l'évêque de Langres, qui gouvernait lors ma conscience, et il me fit l'honneur de m'écrire que je devais révérer ces pensées non comme miennes, mais comme pensées de Jésus-Christ en moi.

 

C'est ce qui me donna la liberté... d'arrêter mon esprit sur ces pensées, sans que j'aie néanmoins désiré d'établir sur elles aucune nouvelle dévotion, et encore moins... qu'on en fit aucune pratique, soit en ce monastère, soit ailleurs, comme aussi n'en a-t-on fait aucune. Je puis au contraire assurer que j'ai plutôt appréhendé que ce petit écrit vît le jour, et que ç'a été le sujet qui me fit lui donner le titre de chapelet secret, croyant que ces pensées, que Dieu, autant que j'en puis juger, m'avait données en l'oraison, ne devaient point être proposées à d'autres âmes... de peur qu'elles ne les prissent à contre-sens.

 

Elle déclare ensuite que « les impiétés et les blasphèmes que quelques-uns ont voulu trouver dans quelques paroles de cet écrit... ont toujours été et sont encore... très éloignés » de ses sentiments, de ses intentions et de son esprit.

 

C'est ce que je suis prête d'assurer même avec serment... m'étant sentie obligée à faire cette déclaration... parce que j'ai appris depuis peu avec douleur que quelques-uns, attribuant faussement ce chapelet à M. l'abbé de Saint-Cyran, en ont fait un des principaux fondements des étranges calomnies dont ils s'efforcent de diffamer sa mémoire.

 

Il m'est évident qu'elle dit la vérité. Alors même du reste qu'on se croirait le droit de douter de sa parole, les faits, les dates lui donnent raison, mais plus encore, s'il est possible, le Chapelet secret lui-même.

C'est une suite de seize méditations en l'honneur des seize siècles écoulés depuis l'institution de l'Eucharistie. A chaque siècle correspond l'un des attributs de Jésus-Christ au Saint-Sacrement : Sainteté, Vérité, Liberté, Existence, Suffisance et les autres. Voici, par exemple, pour « l'Existence ».

Afin que Jésus-Christ s'établisse dune tout ce que les âmes sont, qu'il ne souffre point la subsistance de la créature, qu'il soit tout ce qu'il doit être et fasse disparaître tout autre être, comme le soleil efface toute autre lumière, qu'il soit pour être et que la fin de son établissement soit pour lui, et non pour l'avantage de l'âme qui le porte.

 

Le moyen de ne pas reconnaître dans cette phrase la vérité fondamentale : Oportet illum regnare, mais interprétée par les maîtres de l'école française ?

 

« Laissez être le Fils de Dieu en vous — écrivait le P. de Condren — en tel état qu'il lui plaira... et vous, cessez d'être, afin qu'il soit. »

 

Il saute aux yeux, encore une fois, que dans le texte du Chapelet qu'on vient de lire, la Mère Agnès ne fait autre chose que répéter, à sa manière, les sublimes leçons qu'elle a reçues de Condren, des autres Pères de l'Oratoire et de Zamet leur disciple. Sans aucun doute possible, nous tenons la clef de ce petit livre qui deviendrait un volume formidable si je voulais étaler à la fin de chacun de ses chapitres, les textes sans nombre où Bérulle, Condren, Olier, Eudes, Amelote, Quarré, Bourgoing, Saint-Pé, disent et redisent, mais avec infiniment plus de clarté, de prudence et de précision théologique, les mêmes choses que la Mère Agnès, Non pas que tout soit également obscur et gauche dans ces élévations si curieusement ramassées. On y trouve d'assez belles choses, celle-ci par exemple.

 

12. Incompréhensibilité : Afin que Jésus-Christ demeure dans ses voies, qu'il les connaisse lui seul et qu'il ne rende compte qu'à lui-même des desseins qu'il prend sur ses créatures; que les âmes se rendent à l'ignorance et qu'elles aiment le secret des conseils de Dieu, qu'elles renoncent à la manifestation des choses cachées de Dieu.

 

Mais l'ensemble est fort mal venu et prête, en vingt endroits, à ces dangereux « contre-sens » que la Mère Agnès craignait elle-même. Ce sont bien toujours exclusivement les principes de l'école française, mais développés à perte de vue et poussés jusqu'aux dernières limites du raisonnable par la logique simpliste d'une femme et par l'ardente métaphysique d'une précieuse. Si, par exemple, le P. de Condren ou M. Olier nous montrent que toute la vie spirituelle doit être une « adhérence », une « application » de nous-même, aussi étroite, aussi constante que possible, aux « Etats» du Verbe incarné, la Mère Agnès, transpose et retourne cette consigne avec une subtilité prodigieuse et inquiétante :

 

16. Inapplication. Afin que Jésus-Christ s'occupe de lui-même, et qu'il ne donne point dans lui d'être aux néants; qu'il n'ait égard à rien qui se passe hors de lui; que les âmes ne se présentent pas à lui pour l'objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu'il doit à soi-même; qu'elles s'appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à sort oubli, qu'étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l'application de soi-même pour s'appliquer aux créatures.

 

J'ai pris ce passage parmi les plus déconcertants. Nul directeur sensé ne songera jamais à répandre de pareilles formules de prière. Que l'on y prenne garde néanmoins, et qu'avant de crier trop fort au scandale, on compare la Mère Agnès à son directeur :

 

« Vous travaillerez tous les jours une heure, écrit le P. de Condren, en l'honneur de la vie de Jésus Christ ressuscité, et vous vous donnerez à lui pour entrer eu la séparation qu'il a de vous et de vos pensées et désirs par sa retraite en Dieu. »

 

Qu'est-ce à dire sinon : vous vous appliquerez à l'Inapplication du Christ ressuscité? Sous une forme alambiquée et troublante, chacune des strophes de ce bizarre cantique ne fait en somme que paraphraser les paroles du Baptiste : Il faut qu'il grandisse et que je diminue. Oportet illum crescere, me autem minui.

 

Transformé par Agnès, écrit le récent biographe de Saint-Cyran, le Dieu de l'Eucharistie si doux, si bon, si miséricordieux, est devenu un Dieu terrible, le Dieu des Hébreux, Jehovah, dont il ne faut s'approcher qu'avec crainte et tremblement.

 

Rien de moins exact. Agnès ne s'arrête pas à ceux des al tributs divins qui intéressent directement les créatures; elle ne voit pas le juge redoutable, le Dieu des vengeances, mais l'Être des êtres; elle ne tremble pas, elle s'humilie, elle s'oublie, elle voudrait s'anéantir, elle s'anéantit en effet, docile aux leçons de son maître :

 

« Vous pourrez prier ainsi, disait Condren : Je me sépare de tout ce que je suis ; j'adhère à tout ce que Dieu est. »

 

Ses péchés s'ajoutent à son néant, le font encore plus néant; mais serait-elle sans péché, simple créature, elle n'en continuerait pas moins, avec Augustin, avec Condren, avec Bossuet, avec Fénelon, son Te Deum métaphysique : Je ne suis pas et vous êtes. Prière désintéressée et par suite, — nous l'avons dit cent fois au cours des présentes études — toute sereine, également opposée à la présomption et au désespoir. Quant à voir dans ces quelques pages, comme l'a fait le P. Rapin, un pamphlet contre la communion fréquente, la sournoise préface du livre d'Arnauld, en vérité c'est pousser la prévention au delà de toute limite. Dans le Chapelet, il ne s'agit pas de nos communions, mais de l'Être divin pris en lui-même. L'Inaccessibilité qu'adore la Mère Agnès n'est pas un « attribut de l'Eucharistie », comme le croit un historien d'aujourd'hui, mais un attribut du Verbe éternel, dont l'inaccessibilité manifestement persiste à la minute même où l'on communie.

 

On peut fort convenablement réciter le Chapelet secret avant ou après la messe, tout comme les belles prières métaphysiques de Fénelon. Bref, malgré tous ses défauts, ce malheureux opuscule, écrit plusieurs années avant l'Augustinus et par une fille spirituelle de François de Sales, approuvé et admiré par le P. de Condren et par Zamet, c'est-à-dire par les deux théologiens qui devaient bientôt, les premiers de tous, dénoncer la secte naissante, ce Chapelet n'est aucunement janséniste.

On pense bien du reste qu'abandonnées à leur destinée naturelle, ces quatre ou cinq pages manuscrites que presque personne n'avait lues, n'auraient pas fait de bruit dans le monde. Pour métamorphoser pareille souris en montagne, il n'aura fallu rien moins qu'une intrigue et dextrement concertée. Insignifiante elle aussi, grave pourtant par ses résultats, cette intrigue, nous la connaissons. Lorsque fut créé par les soins de la Mère Angélique et de Zamet, cette filiale éclatante mais éphémère de Port-Royal, l'Institut du Saint-Sacrement, le Pape avait confié le gouvernement de cette congrégation nouvelle à l'archevêque de Paris, Jean François de Gondi, à l'archevêque de Sens, Octave de Bellegarde et à Sébastien Zamet. La Mère Angélique ne voyant alors que par les yeux de M. de Langres, et celui-ci ayant eu l'initiative de la fondation, le rôle des deux autres supérieurs ne pouvait être que très effacé. Ils prirent la chose moins bien qu'on n'aurait voulu, d'autant plus piqués dans leur amour-propre que les filles du Saint-Sacrement débutaient avec plus d'éclat. Tout Paris se pressait dans leur chapelle et remplissait leur parloir. Eclipsés par leurs collègues, raconte M. Prunel que nous résumons, nos deux prélats n'usaient « guère de l'autorité qu'ils détenaient que pour lui susciter des difficultés... Gondi commença, Bellegarde suivit, mais si maladroitement qu'il dut cesser tout commerce avec ses deux autres collègues — et avec la maison du Saint-Sacrement... » Bref, un autre Lutrin; et telles furent les causes mesquines « de cette tempête du Chapelet secret qui reste à la charge d'Octave de Bellegarde comme un acte inexcusable ».

 

Le malheur de Port-Royal voulut en effet qu'une des rares copies de ce petit cahier tombât dans les mains de l'archevêque. Celui-ci e ravi de pouvoir jouer un vilain tour à l'Institut du Saint-Sacrement, déféra le Chapelet à la Sorbonne, et obtint une condamnation signée de huit docteurs (1633)... Cette condamnation eut un effet immédiat. L'Institut si applaudi jusque-là devint aussitôt suspect. Les religieuses passèrent pour « sorcières ». M. de Langres était humilié, M. de Sens triomphait ».

 

Zamet s'empressa de se défendre, et très énergiquement, auprès de Richelieu qui l'aimait et qui, semble-t-il, lui donna raison. Mais cela ne suffisait pas, il fallait encore e essayer d'atténuer le mauvais effet produit sur l'opinion publique par la censure de la Sorbonne, c'est alors qu'un

nouveau personnage entre en scène. Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, l'homme le plus savant de l'Europe, au dire de Richelieu, examina l'écrit contesté, le déclara parfaitement orthodoxe et obtint une approbation signée des docteurs de Louvain, en particulier de Jansénius et de Fromond. Il fit plus; il écrivit, sans toutefois la signer, une Apologie pour servir de défense au Chapelet, et pour répondre aux Renzarques, également anonymes, publiées contre le Chapelet, par un jésuite que l'on croit être le P. Binet. Cette Apologie eut beaucoup de succès. L'opinion se modifia. Rome, que l'archevêque de Sens voulut obliger à se prononcer, supprima simplement le Chapelet, sans le censurer, « parce qu'elle y reconnut, dit Guilbert, l'expression des mystiques, et rien autre chose».

 

Cette Église gallicane, soit dit en passant, paraît bien étrange. A tout propos et pour des choses de néant, — quatre ou cinq pages de prières écrites par une religieuse — fatiguer, harceler le Pape ! Que serait-ce donc, s'ils le croyaient infaillible ? Encore faut-il qu'il ne leur mande jamais rien qui leur déplaise. Sans quoi, le Roi, le Parlement, les Assemblées, tout est mis en branle pour arrêter la réponse. Quoi qu'il en soit, cette ridicule querelle « eut un résultat d'une portée incalculable. La réputation de l'Institut du Saint-Sacrement avait été sauvée par l'Apologie du Chapelet. Pour témoigner sa reconnaissance à M. de Saint-Cyran, M. de Langres l'introduisit au Saint-Sacrement et l'engagea à prêcher et à confesser dans le monastère (1634). Bientôt l'étoile de Zamet allait décliner : l'abbé de Saint-Cyran allait devenir tout-puissant sur l'esprit des religieuses ».

 

 

Note

 

Il est certain que Zamet et Condren ont donné au Chapelet une approbation formelle, certain que Zamet (sinon Condren) l'a fait lire à certaines âmes délite qu'il dirigeait. Mais on peut aller plus loin. Je crois en effet, sans être naturellement en mesure de le démontrer, je crois que le texte original a dû être retouché par ces deux théologiens. De ce texte qui. on l'a vu, inquiétait la Mère Agnès elle-même, nous ne devons pas avoir la première rédaction. Quand à la pleine orthodoxie du Chapelet, je n'avais pas à la discuter ici. Je n'y trouve rien, pour ma part, qui ne puisse être défendu. Aux théologiens de voir. J'ai voulu seulement montrer qu'il n'était pas janséniste. Peut être faudrait-il reprocher à la Mère Agnès, non pas, certes, d'avoir ébranlé par une attaque directe le dogme de l'Incarnation, mais d'avoir en quelque sorte réduit les avantages spirituels de la croyance à ce dogme. De l'Homme-Dieu, plusieurs, même catholiques, ne semblent retenir que l'Homme. Que d'ariens inconscients ! Agnès penche peut-être vers l'excès contraire : elle semble ne s'adresser qu'au Verbe éternel, ne connaître de l'Evangile que les premiers mots de Saint Jean. Tendance imperceptible et qui reparaîtra peut-être plus tard, non moins imperceptible, mais plus inquiétante, dans les écrits de Fénelon.

 

 

 

 

 

 

 

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